MISE EN CONTEXTE:
En pleine pandémie, François et Marianne attendent leur premier bébé. Entre la joie et les angoisses variables que cette heureuse nouvelle leur apporte, ils s’efforcent de garder une stabilité dans leur vie alors que dehors, tout fou le camp. Par le biais d’un journal écrit sur une période de neuf mois, François décide de s’adresser à leur enfant qui, bien au chaud dans le bedon de Marianne, n’a que faire de la tempête qui sévit autour de ses futurs parents. Il lui partage ses observations et réflexions du monde d’aujourd’hui et ses questionnements sur sa paternité à venir.
J’aimerais te parler du bruit des pas sur la galerie.
-On arrive quand maman?
-François, on est juste rendus à Drummondville….
Quand j’étais enfant, mon camion préféré sur la route était la cantine mobile. Rien à foutre des camions de pompier. Moi, ce qui m’intéressait, c’était le magot bien au frais sous la boîte lustrée. J’aurais aimé faire la 20 dans une cantine mobile et pouvoir tendre la main pour atteindre des sandwichs jambon-fromage à tout moment. À mon humble avis de petit gars, l’autoroute Jean-Lesage se prenait mieux avec de la mie de pain blanc qui te collait sur les molaires et un goût de single kraft sur le bout de la langue. Surtout entre Montréal et Québec. N’importe quoi pour changer le goût de l’asphalte le plus ennuyant au monde.
Presque quarante ans que je prends cette route. Toujours étonné de constater cette obstination à conserver sa platitude. On y a mis beaucoup d’effort ici pour s’assurer que le routier ait le moins de plaisir possible. C’est un acharnement national, rien de moins.
Une chance que le Madrid 2.0 a gardé ses dinosaures. Autrement, j’aurais fait une crise.
On mange un morceau à Québec et ton grand-père me raconte toujours qu’il a travaillé au Château Frontenac quand il était plus jeune. Il me pointe les tours de l’hôtel et il me fait rire, à chaque fois. Retour à la voiture. L’ambiance change. Le pire est derrière nous. La 20, tranquillement, va retirer ses vielles lignes droites soporifiques pour enfiler, l’un après l’autre, ses plus beaux habits. Les choses deviennent sérieuses une fois passé Montmagny. Bientôt, même si elle connait la limite de ses charmes, la 20 s’efforcera de tout son long et nous fera oublier ses premières impressions.
J’aimerais te parler du crochet qui claque sur la porte de derrière à chaque fois que celle-ci se referme.
-Mamaaaaaan? J’ai envie…
-Ah François! On vient de passer une halte routière!
Ton grand-père m’a toujours dit que le coup de volant vers la gauche était instinctif.
- François, il faut que tu le sentes. Il faut que le fleuve pis toi aient faite un bout de chemin ensemble. Une fois que tu penses qu’il t’invite, hésite pas, va vers lui. Si t’attends trop, tu manques ta chance.
Aussi fou que ça puisse paraître, c’est encore aujourd’hui de cette manière que je m’enligne sur la 132. Bon, généralement parlant, ça arrive à la hauteur de la sortie 465. Quand même assez pratique car ça donne sur la SAQ de Saint-Pascal.
C’est moins magique dit comme ça mais c’est pas moins instinctif.
Plus bas, je vais saliver juste à l’idée de prendre ma première poutine champignons Portobello de Chez Mamie. Je me retiens. Je sais qu’on va se retrouver, elle et moi, tout l’été.
On passe bien sûr chez Lauzier dévaliser le saumon fumé et se prendre un litre de bourgots. Si le prix du flétan est bon, on va s’en prendre quelques filets. Juste en face, au Jardin de Bedeau, je vais prendre une bon quinze minutes à choisir un saucisson agencé à la bonne bière. C’est vrai, je pourrais m’arrêter à La Tête d’Allumette, à cinq minutes en voiture plus loin, mais tu sauras que si ton père entre là, c’est pour y rester de longues heures à siroter quelques bières au concombre et salicorne avec ta mère et des amis, sur une terrasse qui a juste pas de sacré bon sens. Mieux vaut être efficace. On arrive dans pas long.
On quitte Kamouraska et devant nous, il y a cette route.
Cette route aux mille noms de mon enfance.
Cette route qui grimpe le dos de ma main et qui, dehors, fenêtre baissée, imite les vagues du Saint-Laurent.
Cette route de trente kilomètres qui, à force de la contempler, a esquissé chaque contour de ce que je suis.
La 132 qui crie à plein poumon que la poésie ne mourra jamais.
Cette route qui mène à chez toi, mon bébé, là où tout a commencé.
Ton grand-père avait sa manière bien à lui de la saluer. Il avait une cassette audio toute prête à mettre pour l’occasion. Jim Croce, Photographs and Memories : His greatest hits, side b, première chanson.
Comme lui, à chaque fois, je chante très fort et je suis invincible.
-On arrive bientôt François.
J’aimerais te parler de la chasse aux vers de mer à marée basse.
Quand j’y pense, je ne me rendais pas compte de la chance que j’avais. Chaque été, j’allais simplement visiter tes arrière-grands-parents. J’allais simplement à la pêche sur le bord des crans. Le village de Notre-Dame-Du-Portage était un village comme les autres et je croyais que tout le monde avait un village comme ça.
Je n’avais aucune idée que ta famille, une des plus importante du village à l’époque, s’y était installée il y a presque deux siècles.
On gérait le moulin à scie. On était des gros bras.
Le gène s’est pas rendu à ton père faut croire.
Le lieu de la construction de la paroisse du village, en 1856, n’est pas anodin. Faut dire que depuis un méchant bout de temps, c’était le spot à party du Saint-Laurent. Pendant des siècles, les Malécites, les Micmacs, les Abénaquis et les Montagnais s’y croisent pour commencer, ce que les blancs ont appelé par la suite, leur Grand Portage. Mieux connu sous le nom du fameux Portage du Témiscouata. Moindrement que tu te plonges dans un livre d’histoire post conquête britannique, tu trouveras des traces importantes de ce point de passage. Même les américains avaient un œil dessus.
Quelques lectures supplémentaires pour toi, le soir. J’ai si hâte. Un succès assuré.
Tu vas voir, quand tu vas parler du village, tu vas l’appeler le Portage. Tu utiliseras Notre-Dame-Du-Portage seulement pour le désigner sur une carte, si quelqu’un ne sait pas où c’est.
Tu vas te rendre compte que tout le monde en a déjà entendu parler mais peu d’entre eux vont le connaître à ta manière.
J’aimerais te parler de la face que tu vas faire quand tu vas astiquer ton premier hameçon. Je m’excuse déjà.
Tu arrives au Portage et tout ralentit. Tu aperçois les cormorans qui sont immobiles et qui sèchent leurs ailes sur leur bout de roche préféré. Tu remarques le vol pesant des grands hérons et tu es hypnotisé par l’élégance de leur démarche, à marée basse. Tu peux constater que ça ralentit pas juste sur le paysage mais aussi sur la route; le touriste en visite descend très bas sous la limite de 50, pour baver sur les maisons qui avoisinent le fleuve.
Tu vas voir, la nôtre est très, très modeste mais son histoire rivalise avec les châteaux de la Loire.
Tu passes devant le Rocher Malin. Tu me demande de te raconter les histoires de peur reliées à l’imposant roc et je te dis que t’es encore un peu trop jeune pour ça. Tu me vois zigzaguer entre ces gens en robes de chambre blanches aveuglantes qui déambulent sur la Route-du-Fleuve, en mode thérapie relaxante de l’Auberge du Portage. Tu te rends compte aussi qu’il n’y a plus aucun commerce au village, si ce n’est que des chambres à coucher à fort prix. Je te dirai que c’était différent avant et que maintenant, si tu oublies ta pinte de lait, il faut que tu ailles la chercher à Rivière-Du-Loup.
Je t’avertis tout de suite : tu seras pas capable de retirer tes yeux du fleuve.
Tu passes en ordre devant la piscine d’eau salée, fierté incontestable du village, l’école primaire, l’église et le cimetière. Tu me vois envoyer la main à ton arrière-grand-père enterré il y a bientôt deux ans, avec toutes ses légendes. Sa tombe regarde le fleuve. J’irais jusqu’à dire qu’elle regarde l’île du Gros Pellerin, lieu dont il m’a souvent décrit comme l’endroit où Jacques Cartier aurait caché son trésor. J’aime penser qu’il garde un œil sur l’île.
Là, tu grouilleras sur le siège arrière. Tu n’en pourras plus. Tu es si près.
Tu es maintenant devant la chute à Baptiste, chute dont je pourrais ignorer le vrai nom parce que ta famille me l’a présenté ainsi. Tu vas voir, ça arrive souvent. Je te raconte comment elle est sortie de son nid un jour de déluge Saguenéen et comment ton père a failli être emporté par sa rage et ses bouillons jusque dans les bas-fonds du Saint-Laurent. Je te montre la cicatrice sur le dos de ma main comme preuve. Tu es estomaqué.
-On est arrivés François. Regarde comme c’est beau.
Je suis frappé par l’odeur du varech. J’ai cette inspiration qui s’installe en moi et qui ne me quittera jamais.
Il y eu la première fois qu’on m’a présenté le Portage.
C’est mon plus vieux souvenir.
Je te montrerai aussi.
J’aimerais te parler de ton grand-père, de moi et de mes deux pieds dans des bottes de pluie trop grandes, qui, en silence, attendent un éperlan sur le bout d’un cran et qui s’enlisent calmement dans un horizon qui réinvente en boucle la beauté du monde. J’aimerais te parler de ta grand-mère, de ton arrière-grand-mère, de ton arrière-grand-père, de toute cette famille qui regarde depuis presque deux cents ans le même bout de fleuve.
C’est là, ici, que tout a commencé. Vraiment.
Le projet « Ta vie » est un récit d’autofiction, inspiré de la vie de l’auteur. Commencé à être rédigé au début de l’été 2020, il prendra fin autour des derniers jours de février. Plusieurs dates du journal seront partagés en primeur avec la collaboration du théâtre de l’Oeil Ouvert.
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